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CONTRE ENQUETE SUR L'AFFAIRE ROBINSON CRUSOE

Et si Robinson Crusoé était publié aujourd'hui ? L'Homme peut-il encore prétendre vivre seul face à la Nature dans l'ère de l'Homme ? Sous la forme d'un procès burlesque, est démontée la possibilité d'une aventure telle que celle de Robinson dans le monde d'aujourd'hui, et soulignée le rôle que celle-ci a joué dans la constitution du mythe de la Nature et de la Culture.

CONTRE-ENQUÊTE SUR L’AFFAIRE ROBINSON CRUSOE
Par Moïra Courseaux, Louis Dall'aglio, Aleix Guijarro Pineda, Laetitia Martinetti & Florence Piastra

Robinson Crusoé, accusé

Monsieur le Procureur de la République Française, Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance, Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance

Madame la Juge, Juge

Karl Tograffe, cartographe

Wladimir Peter Köppen, climatologue

Mr Émile Malparti, éminent docteur en médecine générale et professeur émérite à l’Université Paris Descartes, ayant étudié l’affaire de manière chirurgicale, si l’on peut se le permettre

Traduttore Traditore, traducteur de talent

Phil Ausophe, polémicien naturaliste

Le Greffier, greffier

Martin Paicheur, ornithologue spécialisé en écotoxicologie.

Bartolomé de Las Islas, voyageur temporel égaré

 

La scène est à Issy-les-Moulineaux.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Mesdames, messieurs les Jurés, Madame la Juge, nous sommes réunis ici pour juger d’une affaire de la plus haute gravité ; je dirais-même que sa gravité est très grande, car elle concerne la planète sur laquelle nous nous trouvons, et chacun sait que celle-ci possède une immense force de gravité, ce qui permet de justifier la gravité de cette affaire. Tout commence le 15 mars de notre année, lorsqu’un certain Robinson Crusoé, ici présent, décide de publier, sous le pseudonyme « Daniel Defoe », le soi-disant récit de ses vingt-huit dans de vie et de survie sur une île de l’Atlantique, récit dans lequel, je cite la préface, « il n’y a point la moindre apparence de fiction ». Certains, arguant que l’anagramme de Daniel Defoe est « La foi en DDEE », ont déjà fait de ce dossier une vaste campagne de propagande organisée par la Direction Départementale de l’Equipement de l’Eure pour des raisons inexpliquées et mystérieuses. Il n’en est rien. L’objet du présent procès est ici de démontrer, preuves à l’appui, que cet ouvrage est non seulement un tissu de mensonge, mais également un véritable pied de nez aux politiques de l’environnement menées en France, et, par extension, une injure aux Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire que j’ai l’honneur de représenter. Les charges portées à l’encontre de l’accusée sont donc à la fois des charges en diffamation et des charges en outrage à une personne morale dépositaire de l’autorité publique ; et j’entends montrer successivement et toute la fausseté de cet ouvrage, et le caractère immoral aussi bien que dangereux de son argumentaire.

Madame la Juge : Monsieur Crusoé, désirez-vous prononcer quelques mots avant le début du réquisitoire ?

Robinson Crusoé : I wish to say that…

Madame la Juge : Merci, Monsieur Crusoé. La parole est à Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Merci, Madame la Juge. Afin que de mettre en lumière sans ambiguïté aucune les mensonges de Monsieur Crusoé ici présent, j’ai pris la liberté de convoquer un certain nombre d’experts des sciences sociales aussi bien qu’exactes, sans oublier les humaines et les expérimentales. J’appelle immédiatement à la barre Monsieur Karl Tograffe, membre honoraire de la Société des amis de Mercantor et professeur à l’Universidad de Buenos Aires.

Karl Tograffe : Gracias, Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance. J’ai mené, à la demande de Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance, une étude rigoureuse des données géographiques et climatologiques contenues dans le récit de voyage de Monsieur Crusoé, accusé de son état, ici présent, et mes conclusions sont sans appel : l’aventure e Monsieur Crusoé, si elle a eu lieu, ne s’est certainement pas déroulé, comme il le prétend, « sur une île inhabitée du littoral d’Amérique, près de l’embouchure de la grande rivière Orénoque » -je cite là le péritexte.

Comme chacun sait, l’Orénoque est un fleuve dont l’embouchure se trouve au Vénézuela. Monsieur Crusoé prétend avoir vécu vingt huit ans sur une île s’y trouvant, c’est-à-dire, près des îles de Trinité-et-Tobago. Je tiens, premièrement, à émettre de lourdes réserves quant à la possibilité qu’un homme passe pour ainsi dire inaperçu sur ces îles, car elles font aujourd’hui l’objet d’une intense prospection de la part et de l’Etat du Venezuela, et de l’Etat de Trinité-et-Tobago. Je m’explique. Dans le droit marin international, tel que défini lors de la conférence de Montego Bay, en 1982, il existe trois sortes de territoires : les eaux territoriales, étendues sur douze miles depuis les côtes, où s’applique le droit de l’Etat côtier, les zones dites zones économiques exclusives, qui s’étendent sur deux cents miles depuis les côtes, où les bâteaux ont liberté de naviguer, mais où le droit d’exploitation des ressources sous-marines est réservé à l’Etat côtier, et les eaux internationales. Il est donc tout à fait dans l’intérêt d’un Etat de connaître et de contrôler ses possessions marines, car celles-ci étendent, en somme, et le territoire sur lequel il a juridiction, et le territoire dont il possède le sol ; et il me semble fort téméraire de la part de Monsieur Robinson de nous demander de croire qu’en vingt huit ans, il n’est pas passé par son île, pourtant situé, à l’entendre, fort peu loin des côtes, et de taille respectable, qui plus est, un seul bateau de garde-côtes ; et il faut bien comprendre que la mer aujourd’hui n’est plus l’immense terra nullius qu’elle fut par le passé, et que l’on trouve plus, sur les cartes d’aujourd’hui, les hic sunt dracones de nos ancêtres, mais des bornes kilométriques, et des indications de stations météorologiques.

Madame la Juge : Veuillez préciser, s’il vous plaît, l’emploi des termes latins que vous utilisez.

Karl Tograffe : Veuillez m’excuser. La terra nullius, littéralement, le territoire de nul, c’est-à-dire, le territoire de personne, est une terre qui existe, sur laquelle on peut marcher, mais qui n’appartient à aucun Etat. Il est de bon ton, aujourd’hui, de considérer que le nombre de terres que l’on peut qualifier de terra nullius est, passez-moi l’expression, quasi nul. Hic sunt dracones est une autre locution, qui signifie littéralement, ici sont les dragons, et qu’il était de coutume de noter sur les cartes antiques et médiévales, dès lors que l’on avait plus vraiment d’idée que comment c’était qu’à quoi ça ressemblait par là-bas, et que l’on supposait que c’était avant tout plutôt dangereux et peuplé de monstres répugnants. Permettez-moi de reprendre.

Madame la Juge : Je vous le permets.

Karl Tograffe : Merci de votre permission. J’entends que l’Etat vénézuélien tout comme l’Etat de Trinité-et-Tobago, ou trinidadien, dans notre jargon, ne sont point aussi féru de contrôle et de surveillance que d’autres Etats ; mais c’est un argument qui ne fera pas long feu, lorsque j’aurai mentionné le pétrole.  

Secondement, en effet, il faut bien comprendre de quel lieu nous parlons. L’embouchure de l’Orénoque, apprenez-le, vous tous qui m’écoutez, recèle certains des gisements de pétrole les plus importants qui soient. Le pétrole, comme chacun sait, se forme lorsque des matières organiques, comme des cadavres d’animaux, ou des restes végétaux, se déposent au fond d’espaces marins, et sont recouverts de sédiments ; la couche qui les recouvre s’épaississant, la chaleur et la pression qui s’exerce sur la strate riche de matière organique augmente, et à terme, celle-ci se transforme en une matière riche en hydrogène, et donc porteuse d’un fort potentiel énergétique, j’ai nommé : le pétrole. L’embouchure de l’Orénoque, en raison d’un complexe jeu tectonique, qui a créé un nombre conséquent de zones plissées où s’est accumulé le pétrole, possède ainsi certaines des réserves estimées les plus importantes de la planète. Estimées, oui, vous tous qui m’écoutez, estimées ! voilà le hic : il ne semble pas y avoir d’accord clair sur les quantités de pétrole dont dispose le Venezuela. En 2005, l’EIA, ou AIE en français, c’est-à-dire l’Agence d’Information sur l’Energie, une agence américaine, annonce, en accord avec l’OPEP, l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole, une association de pays intéressés à la question, dans laquelle on retrouve l’Arabie Saoudite, par exemple, que les réserves vénézueliennes sont de l’ordre de soixante-dix milliards de barils. Ni une, ni deux, l’Etat venezuelia rétorque qu’il dispose en réalité de plusieurs ressources équivalentes à plusieurs centaines de milliers de barils. L’enjeu, évidemment, est, sous la présidence d’un Hugo Chavez déterminé à affirmer son pays sur la scène internationale, de poser le Venezuela comme un géant du pétrole, ressource dont on sait bien l’importance dans nos sociétés – un certain Timothy Mitchell ne rappelait-il pas récemment, à juste titre selon nous, que c’est le pétrole qui a permis d’asseoir le modèle d’organisation politique et spatial qui est le nôtre, dans un ouvrage intitulé fort pertinemment : Petrocratia ?

Madame la Juge : Venez-en au fait, monsieur Tograffe.

Karl Tograffe : Discùlpeme. Pour éclaircir la question, le gouvernement vénézuelien décide de faire certifier la quantité de réserves dont il dispose. Il faut savoir que la quantité de réserves disponibles n’est pas qu’un chiffre à jeter en pâture lors des soirées mondaines. L’OPEP fonctionne en effet sur un système de quotas attribués aux pays membres, et ceux-ci sont calculés en fonction des réserves disponibles. Dès lors, si nous considérons comme vrai que monsieur Crusoé, ici présent a passé les vingt-huit dernières années sur une île près de l’embouchure de l’Orénoque, il me paraît tout à fait improbable que celle-ci n’aie non seulement pas été répertoriée sur quelque carte, tant la recherche de ressources naturelles a fonctionné sur le mode d’un grand inventaire de ce qu’offrait le patrimoine naturel, mais qu’en plus de cela, il ne soit passé sur son île aucun navire qui eut pu le secourir, sans parler de l’improbabilité que ne s’y construise pas une quelconque plateforme pétrolière ! Oh, cela est vrai, le pétrole dit off-shore est souvent plus difficile à extraire, car enseveli sous des couches plus anciennes et plus compactes, et l’on voit moins plateformes que de puits ; mais enfin, l’argument se tient.

Madame la Juge : Merci, monsieur Tograffe. Désirez-vous ajouter quelque chose ?

Karl Tograffe : Oui, madame la Juge. D’aucun s’étant déjà rendus au Venezuela, ou dans cette partie du globe, ou ayant ne serait-ce que regardé une carte du monde, auront remarqué que celui-ci se situe dans une zone proche de l’Equateur, et que les climats y sont singulièrement différents des nôtres. Le climat vénézuélien est de type tropical, si l’on en suit la classification de Köppen ; celle-ci implique de diviser d’abord les différents climats en fonction de leur types – on attribue ainsi la lettre A aux climats tropicaux, B aux climats secs, C aux…

Madame la Juge : Avancez, monsieur Tograffe !

Karl Tograffe : oui, oui ! A ces lettres, on adjoint une autre, qui vient préciser le régime pluviométrique, c’est-à-dire l’importance des pluies et leur réparition au cours du temps. Pour le Venezuela, la dénomination est Aw, c’est-à-dire qu’il existe une saison sèche, pendant ce que nous nommons l’hiver, pendant lesquelles il pleut peu, et où les températures sont plus basses, et que le reste du temps, le climat est marqué par une forte pluviosité. Est-ce exact, monsieur Köppen ?

Wladimir Peter Köppen : C’est exact, monsieur Tograffe.

Karl Tograffe : Merci, monsieur Köppen. Dans son ouvrage, Monsieur Crusoé prend la peine, pour une raison qui m’échappe, de donner du climat de son île une description fort détaillée. Or, je suis relativement sceptique quand à l’existence, selon lui, non pas d’une, mais de deux saisons sèches ; car c’est bien là ce qu’il écrit. Bien sûr, il est tout à fait possible, voire probable, que lesdites pluies aient été de ces pluies acides, qui se produisent désormais même dans les lieux les plus reculés, car les polluants ne connaissent ni les frontières, ni l’éloignement, et nul doute qu’ils abondent aujourd’hui dans cette région où il se fait une si grande extraction de pétrole.

Madame la Juge : Merci, monsieur Tograffe. La parole est à la défense.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Contre-uno.

Madame la Juge : La parole est à l’accusation.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Merci, Madame la Juge. Monsieur Crusoé, il est désormais temps pour vous de répondre aux accusations de Mr Émile Malparti ici présent, éminent docteur en médecine générale et professeur émérite à l’Université Paris Descartes, ayant étudié votre affaire de manière chirurgicale, si je puis me permettre.

Dr E. Malparti : Merci bien, Madame la Juge. Ainsi, entre deux consultations ou conférences, j’ai pris le temps d’examiner chirurgicalement, si je puis me le permettre, le cas de notre cher ami Mr Robinson Crusoé et il s’est alors avéré l’existence de profondes aberrations tant au niveau climatologique, géographique ou agronomique, comme l’ont si bien montré mes confrères d’enquête, mais également au niveau physiologique. Tout d’abord, vous présentez avec précision et minutie votre régime alimentaire ainsi que vos activités journalières dans votre précieux journal. Au tout début de votre « séjour », vous trouvez de l’eau potable. Or, comme vous le savez bien, je n’en doute pas, la région dans laquelle vous avez fait naufrage est bel et bien l’une des plus polluées au monde et mes amis chimistes seraient bien d’accord avec moi qu’il est tout à fait impossible de survivre 28 années sur une île en buvant quotidiennement de l’eau contenant des centaines-voire des milliers- de composés chimiques les uns les plus toxiques que les autres. En effet, il est bien connu qu’hydrocarbures, métaux lourds, pesticides et déchets plastiques se disséminent allègrement dans ces eaux. De plus, les taux anormalement élevés d’arsenic dans ces eaux auraient dû entraîner une maladie dérivant de cet arsénicisme telle que la « maladie du pied noir » ou gangrène, grave maladie des vaisseaux sanguins.

D’un point de vue purement physiologique désormais, il me paraît absolument improbable qu’avant l’arrivée de votre esclave et compagnon d’infortune Vendredi, vous ayez pu construire votre « forteresse », fabriqué un parc pour vos chèvres, aménagé votre lieu de résidence avec un apport calorique journalier si bas ! Vous écrivez dans votre journal : « ce manque d’instrument me rendait toute opération lente et pénible ». Or je pense que non seulement celle-ci devait être pénible, mais elle devait être, à mon sens, insurmontable.

Comment un homme en malnutrition peut-il construire une muraille ou un parc pour bétail ? Comment peut-il labourer un champ ?

Lors de votre arrivée sur l’île, votre repas frugal se composait de grains de raisins le matin, de chèvre ou tortue de mer lorsque le soleil est au zénith et des œufs de tortue avant le coucher. Veuillez m’expliquer, cher Monsieur, comment vous réalisiez vos travaux titanesques avec moins de 2000 calories par jour ? Je précise que vos travaux auraient bien nécessité jusqu’à 5000 calories par jour.

Monsieur Crusoé n’est donc qu’un menteur !

Madame la Juge : Veuillez vous calmez je vous prie, Mr Malparti. Monsieur Crusoé, qu’avez-vous à en répondre ?

Robinson Crusoé : Well, well, I, I …

Madame la Juge : Veuillez traduire, s’il vous plaît.

Traduttore Traditore : Mr Malparti, je sens nettement votre scepticisme à mon égard, mais sachez une chose : ma survie pendant 28 années sur cette île fût bel et bien difficile, et les moments furent nombreux où je crus m’abandonné à mon triste sort mais si je suis ici pour en témoigner aujourd’hui, c’est qu’il s’agit bel et bien d’un signe de la Providence.

Dr E. Malparti : Mr Crusoé, vous n’arriverez pas à me faire avaler de pareilles salades, à moi, un médecin adepte de la méthode cartésienne, qui a, si je puis me le permettre, chirurgicalement étudié votre cas !

Madame la Juge : Reprenez vos esprits, Mr Malparti, et continuez votre discours ou nous passons à l’accusateur suivant.

Dr E. Malparti : Oui, oui, bien sûr. Veuillez excuser mon emportement, Madame la Juge. Je disais donc qu’il me paraît tout à fait impossible que Mr Crusoé ait survécu durant trois décennies en situation de grave malnutrition. Mise à part le faible apport calorique, le manque total de diversité de votre régime me rappelle mes vieux cours d’endocrinologie. En effet, vous devriez être en carence aiguë en vitamines et sels minéraux car vous ne consommiez-excepté le raisin-ni fruits ni légumes ! De facto, le manque de zinc, de vitamine A et le sous-poids aurait dû s’avérer mortels dans votre cas. Vos risques d’infection et de maladies auraient dû être aggravés par la malnutrition : il semble alors improbable, si l’on considère le lieu dans lequel vous viviez comme empli de miasmes, virus et parasites en tous genres, que vous ayez survécu sans être atteint de rachitisme, d’anémie ou tout simplement de cécité.

De plus, cette zone est désormais touchée par le virus Zika, transmis par les moustiques infectés mais des maladies tropicales telles que la dengue, le chikungunya et la fièvre jaune sévissent par ces endroits-là.

Je souhaite tout de même préciser que vous avez déclaré avoir attrapé le paludisme durant votre survie et que vous vous êtes soigné avec du tabac et du rhum. Laissez-moi encore une fois douter de vos propos ! Savez-vous quels sont les issues de cette maladie sans traitement médical ?

De plus, dans cette région, il y a une prévalence élevée de la multi-résistance de la souche à tout traitement thérapeutique ! En absence de thérapie combinée à base d’artémisinine, vos chances de survies sont minces voire nulles !

Enfin, si l’on prend en considération la grande détresse écologique dans laquelle se trouve cette île, vous me voyez certainement douter de la présence d’autant de tortues de mer sur les rivages. La plupart des animaux marins au large de cette côte ont des quantités non négligeables de matières plastiques dans leurs viscères, les rendant donc impropres à la consommation humaine. En effet, les polluants chimiques ont la fâcheuse tendance à s’accumuler dans le foie, les reins et les muscles de ces Chéloniens. Vous nous racontez également avoir aperçu des dauphins, avoir domestiqué un chien et un perroquet… Comme je l’ai suggéré précédemment, la diversité de cet écosystème a été amenuisé par la pollution chimique humaine, ceci ayant abouti à l’extinction de la plupart des animaux marins et terrestres de cette région du globe.

Qu’en avez-vous à répondre, Mr Crusoé ?

Robinson Crusoé (décontenancé) : ErmWell, erm, erm

Dr E. Malparti : Vous voyez ! Vous ne pouvez nier désormais !

Madame la Juge : Dr Malparti, veuillez poursuivre s’il vous plaît.

Dr E. Malparti : Bien sûr, bien sûr. Où en étais-je ? Ah oui, parlons pour finir de votre rencontre avec le sauvage Vendredi ! Vous nous racontez que sur cette île, une tribu de cannibales des Caraïbes se retrouve régulièrement sur votre île pour s’adonner à des rites sataniques et notamment pour consommer, littéralement, un de leurs prisonniers. Or, un jour, l’un d’eux s’échappe et vous le sauvez noblement de ces sauvageons. Il me semble alors tout à fait absurde que votre rencontre avec Vendredi n’ait abouti à la mort d’aucun de vous deux. Je m’explique. En effet, l’isolement géographique de la peuplade dont est issu Vendredi aurait intrinsèquement dû augmenter fortement les facteurs de vulnérabilité quant à la transmission de maladies infectieuses européennes. Celles-ci sont considérées comme exogènes pour Vendredi et la contraction d’une simple grippe ou rougeole aurait pu conduire à son décès. Ceci s’explique par le fait que vous n’avez pas développé les mêmes défenses immunitaires. Souvenez-vous, chers amis, de l’éradication de la majorité des membres de la tribu des Murunahua au Pérou après avoir été en contact avec des colons espagnols.

Madame la Juge : Merci Dr Malparti. La parole est à la défense.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : La défense, Madame la juge, s’est trompée de correspondance à Chatelet-les-Halles, et s’est perdue à la Défense.

Madame la Juge : La parole est donc l’accusation.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Merci, madame la Juge. J’appelle à la barre Phil Ausophe.

Phil Ausophe : Monsieur Crusoë, pour commencer, je plaiderai en votre faveur avant de formuler ce de quoi vous êtes accusé, indépendamment de ce qui a été formulé contre vous précédemment. J’aborderai le fond de votre comportement, et plus précisément à votre relation à la Nature, représentative de celle de beaucoup d’Hommes mais toutefois malsaine et contraire aux principes que nous tentons d’inculquer à l’Humanité. Votre récit, présentant votre évolution, prône un modèle selon lequel la nature a une valeur par le service qu’elle rend à l’Homme, à vous.  Permettez-moi, je vous prie, d’étayer mon propos.

Dans votre ouvrage, vous donnez quelques éléments sur l’éducation que vous avez reçu, votre environnement familial qui pourraient expliquer quelques aspects de votre comportement. Vous y expliquez le point de vue de votre père sur votre désir de parcourir le monde. Par votre condition sociale, vous seriez prémuni contre la misère, un travail trop rude et le manque du nécessaire. Choses auxquelles vous avez dû faire face lors de votre périple. Vous n’étiez donc pas préparé, ayant toujours été à distance de la nature dans une sorte de cocon fourni par la société. Le choc provoqué par cette situation inédite aurait ainsi favorisé quelques approximations de votre part dans votre récit, vos émotions modelant votre perception de la réalité.

Vous avez décidé de renoncer à vos avantages, de vous lancer. Pourriez-vous développer les raisons de cette décision ?

Vous le feriez sans doute mieux que moi.

Vous aviez 18 ans. A plusieurs reprises vous évoquez le désir d’opposition aux générations passées, vous vouliez aller plus loin que les autres. Votre arrogance, votre ego vous ont fait prendre des décisions qui allaient à l’encontre de votre raison. De votre raison que vous avez tari par la boisson lors du début de votre aventure. Cette envie de surpasser se retrouve à plusieurs reprises. Tout vous mettait en garde, mais cela n’a pas suffit. Vous étiez conscient de votre potentiel destructeur que vos désirs et inclinations vous poussaient à réaliser. Votre père vous prévenait, je cite « Je ne veux point mettre la main à l’œuvre de ta destruction ». Destruction de votre personne, ou plutôt de ce qui vous entoure.

La Nature vous effraie mais cela ne vous a pas arrêté. Vous vouliez montrer que vous étiez plus fort, que vous pouviez la dominer. L’émerveillement et la peur sont sources de vos envies. Quand vous retrouviez la raison vous déniez votre responsabilité, accusant la fatalité, le mauvais destin pour vous avoir fait suivre ce chemin. Vous vous désignez comme condamné. Mais, malgré tout, dans un esprit de défiance, vous persistez.

Ce que vous recherchez ? La liberté. Liberté vis-à-vis de la société, d’autrui et même vis-à-vis de la Nature. Vous souhaitez ardemment être maître de votre vie, ne dépendre de personne. Mais on ne peut acquérir la Nature, et vos tentatives ne sont pas sans effet retour.

Abordons à présent votre relation à la faune. Votre imaginaire gouverne votre esprit, vos mots. « des créatures excessivement grandes et de différentes espèces », « hurlements et meuglements affreux », « monstres épouvantables ». Ces expressions sont vôtres et je n’en ai cité qu’une infime fraction. Je vous invite, monsieur le juge, à consulter, si ce n’est pas déjà fait, le fameux produit de la créativité de monsieur Robinson Crusoë.

Vous vous réjouissez à la mort d’un lièvre, considérez la nature comme utile seulement pour satisfaire vos besoins. Vous tirez du plaisir à dominer la faune, notamment par l’emploi d’armes à feu, sans lesquelles vous ne seriez probablement pas là. Ce que vous ne pouvez consommer est du «gaspillage » à vos yeux. Vous écrivez « je réfléchis que sa peau pourrait, d’une façon ou d’une autre, nous être de quelque valeur ». J’aurai une question, monsieur Crusoë, le monde tourne-t-il autour de vous ? Existe-t-il pour votre propre intérêt ? Vous exprimez à de nombreuses reprises une nature au service de l’Homme et de votre personne en particulier, étiez-vous bien sérieux en écrivant ces mots ? Par la suite, on comprend que oui, vous le pensez et en êtes convaincu.

En plus de de la considérer comme à votre service, vous la voyez comme un ennemi que vous devez apprivoiser. Vous êtes constamment en garde contre elle, conservez toujours des armes à feu à proximité. Pourquoi ? L’inconnu vous attire et vous effraie car vous ne le maîtrisez pas.

Vous cherchez à démontrer votre puissance au monde. Cela vous rassure-t-il ? Serait-ce dans le but de renforcer votre ego ? Ainsi, le meurtre du léopard suscité l’admiration des personnes que vous désignez par l’expression « Nègres ». Cependant, cette population avait l’air au premier abord respectueux de la Nature, sans chercher à la maîtriser. Deux hypothèses s’imposent, soit cette admiration est fausse, vous auriez donc menti ou seriez aveuglés par votre désir de reconnaissance, soit, pire encore, vous auriez pervertis ces indigènes en leur faisant perdre leur humilité vis-à-vis de la Nature.

Venons-en à votre expérience de planteur et ainsi à votre perception de la Nature comme source d’argent et de richesse. Vous êtes ambitieux, vous ne vous contentez pas de quelques terres comme les autres planteurs, vous voulez « courir le monde », passer de localité à globalité, étendre les territoires conquis par l’Homme. Vous présentez le choix d’abandonner vos plantations comme un désir de rechercher  la misère et vous vous désignez comme « né pour être votre propre destructeur ». Mais le moteur de ce choix est l’ambition, reconnaissez-le.

Lors de votre arrivée sur l’île, vos actions et pensées rendent compte de votre vision utilitariste de la nature qui n’aurait pas de valeur en soi. Vous évoquez un oiseau qui ne vaut rien car vous n’appréciez pas sa chair. De quel droit pouvez-vous affirmer cela ? Vous veniez d’arriver et donc ne pouvez mettre cela sur le compte de la folie. La raison d’existence de chaque chose, de chaque être serait donc d’être utile à l’Homme ?

Je voudrais en venir à votre évolution, encourageante en partie. Vous reconnaissez l’infondement de certaines de vos craintes vis-à-vis de la faune mais vous ne modifiez en rien votre comportement. Vous usez toujours de vos armes et ne respectez toujours pas l’environnement qui vous entoure et dont, je vous le rappelle, vous faites intégralement partie. Vous exprimez assez fréquemment votre besoin de vous sentir en sécurité. Vous vous excluez de la nature en vous en isolant, vous vous construisez une « place fortifiée » d’après vos mots. La sécurité est pour vous synonyme de domination de votre environnement. L’échec de la domestication d’un chevreau s’est naturellement suivi de son meurtre. On peut noter une dualité entre cette recherche frénétique de sécurité et la prise de conscience de son inutilité. Vous êtes perdu, dans un environnement hors de votre contrôle et êtes à la recherche de repères.

Votre ego démesuré se traduit par l’éloge par vous-même de votre puissance. Vous vous considérez comme maître de l’île. Vous employez ainsi les mots « souverain », « seigneur ». Vous n’êtes plus la victime et retrouvez votre piété, Dieu vous béni, vous êtes d’après vos mots, un être exceptionnel. Vous dites par vous-même, « Souvent je m’arrêtais pour me contempler moi-même ». Comment pourrait-on croire quelqu’un aussi imbu de lui-même monsieur le Juge ? Vous agissez contre la nature, empêchant des chevreaux de redevenir sauvage. Vous vous appropriez la nature, choses déjà présente lors de votre expérience de planteur.

Quel est le sens de votre publication ? Votre ouvrage n’est en rien didactique, la seule utilité pour vous serait de montrer votre puissance tout en nous abreuvant de mensonges.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Merci, monsieur Ausophe, pour votre diatribe. Greffier, annotez que le prévenu a été sévèrement admonesté.

Le Greffier : Admonestation admonestée.

Madame la Juge : La défense étant incapable de produire un témoin ni de se produire elle-même, j’appelle à la barre, l’accusation.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Merci, madame la Juge. J’appelle monsieur Paicheur, qui, contre toute attente, est ornithologue.

Martin Paicheur : Ornithologue spécialisé en écotoxicologie depuis maintenant 20 ans, j’ai analysé dans les moindres détails les données concernant l’état des populations d’oiseaux dans le monde. Les oiseaux sont certainement le groupe taxonomique le mieux connu, et je me dois de préciser que la situation est critique : à l’heure actuelle plus d’une espèce d’oiseau sur sept est menacée d’extinction ou a disparu, l’Amérique du Sud étant l’une des deux régions les plus touchées. Monsieur Crusoé, si vous l’ignorez, les îles océaniques présentent les pourcentages les plus frappants d’espèces d’oiseaux en danger critique, souvent suite à l’introduction d’espèces envahissantes ou à la dégradation de leur habitat.

Madame la Juge : Veuillez préciser vos accusations, Monsieur Paicheur.

Martin Paicheur : Et bien parlons alors d’un sujet qui me tient à cœur, celui de l’impact chimique de l’utilisation massive de pesticides dans l’agriculture intensive. Vous connaissez sûrement le dichlorodiphényltrichloroéthane, dit « DDT », Monsieur Crusoé ?

Robinson Crusoé : I... I don’t think I...

Martin Paicheur : Soit. Vous devriez le savoir, le dichlorodiphényltrichloroéthane est un produit chimique de synthèse présentant des propriétés insecticides et acaricides exceptionnelles, si bien qu’il est rapidement devenu l’insecticide moderne le plus utilisé après la Seconde Guerre mondiale. Il était utilisé dans les champs, les maisons, mais aussi pour la lutte contre divers vecteurs de maladies comme le paludisme et la malaria ... au Venezuela par exemple. Ce n’est que des dizaines d’années après que sa toxicité aiguë a été mise en évidence. Ce risque chimique, notre chère Carson l’a très bien dénoncé dans son Printemps silencieux en 1962, notamment à travers son impact sur les populations d’oiseaux. En effet, le DDT et ses produits de décomposition peuvent perturber l’absorption de calcium, ce qui impacte la qualité de la coquille des œufs et les fragilise. Cinquante ans après l’appel de Rachel Carson, une étude au Canada confirme le caractère reprotoxique du DDT sur les populations d’oiseaux.

Madame la Juge : Venez-en au fait, Monsieur Paicheur.

Martin Paicheur : J’y viens. Une étude réalisée en 2000 révèle des taux résiduels importants de dichlorodiphényltrichloroéthane dans le lait maternel de femmes au Venezuela, provenant de diverses populations rurales. Certains taux relevés atteignent jusqu’à 68,3 microgrammes par litre de lait et ce presque 30 ans après son interdiction en 1970 ... Ainsi, au vu de ces résultats et compte tenu du caractère reprotoxique du DDT sur les populations d’oiseaux, il me semble fort peu probable que Monsieur Crusoé ait, je cite, « aperçu une multitude d’oiseaux, je ne sais pas de combien de sortes ». Même si ce fut le cas, ce dont je doute, c’est un véritable pied de nez aux politiques de l’environnement compte tenu de la situation critique que connaît la planète à l’heure actuelle. Vous dites « tortues et oiseaux de mer étaient en telle abondance », ne trouvez-vous pas que cela sonne faux ? Vous auriez pu vous moquer plus habilement des politiques, Monsieur Crusoé. D’autant plus que, si je ne m’abuse, vous semblez bien mal traiter ces oiseaux. Dois-je vous rappeler que vous avez pendu des oiseaux morts à un gibet pour effrayer les autres, à tel point qu’ils quittèrent une partie de l’île ? Votre but était-il donc d’anéantir toute biodiversité ?

Robinson Crusoé : ...

Martin Paicheur : Voilà, vous ne savez quoi répondre. Vous êtes piégé à votre propre jeu.

Madame la Juge : Je vous remercie Monsieur Paicheur, nous avons pris note de vos remarques.

Martin Paicheur : J’aimerais parler d’une dernière chose. Je possède une solide formation en biologie, et d’autres détails, de nature agronomique, m’ont frappé. Une part importante de votre alimentation reposait sur le blé que vous avez, soi-disant, fait pousser. Si vous l’ignorez, le blé est une espèce de la famille des poacées, originaire d’Eurasie. Or, les graines de cette famille nécessitent un processus de germination très particulier, absolument nécessaire au développement de la plante, appelé vernalisation. Il s’agit de processus physiologiques exigés par certaines plantes pour assurer le déroulement d'étapes préparatoires indispensables à la germination, processus qui requièrent une durée assez prolongée (de quelques jours à quelques mois) à de basses températures. Les températures optimales de vernalisation sont comprises entre 3 et 10 degrés. Ainsi, il est techniquement impossible de faire pousser du blé de manière totalement naturelle dans la zone géographique où semble se situer votre île, Monsieur Crusoé. Certes, il existe des méthodes compensatoires telles que la germination en chambre froide dans les pays où le climat n’est pas adapté. Mais ... sur une île déserte, permettez-moi de douter du fait que vous possédiez un réfrigérateur, Monsieur Crusoé. La seule solution que je vois à cela serait une utilisation de blé génétiquement modifié. Si tel est le cas, vous n’imaginez certainement pas à quel point l’introduction d’une espèce génétiquement modifiée dans un environnement naturel peut avoir de graves conséquences. En effet, le fait qu’une espèce puisse se développer dans un biotope qui n’est pas le sien, va perturber l’organisation des écosystèmes. Par exemple, l’introduction du frelon asiatique en Europe pose un gros problème à l’heure actuelle, puisqu’il réduit considérablement les populations d’abeilles dont il se nourrit. Ainsi, la pollinisation, et donc la production de fruits et de légumes, en est fortement affectée ... Vous imaginez le scandale face à une hausse croissante de la demande alimentaire ? Avez-vous été financé par Monsanto, Monsieur Crusoé ? Hé bien ? Rien ? Votre silence assourdissant est une preuve plus que suffisante. Merci, votre Honneur.

Madame la Juge : Merci, monsieur Paicheur. La défense est-elle arrivée ?

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Je viens de les avoir au téléphone, ils se sont trompés à l’échangeur de Beaunes et sont actuellement en route ver Bourg-en-Bresse. Puis-je continuer ?

Madame la Juge : Faites.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Mesdames, messieurs, madame la Juge, messieurs les jurés, permettez-moi de résumer ; si aujourd’hui nous sommes ici réunis, c’est pour juger des actes frauduleux du prévenu Robinson Crusoé. Permettez-moi de rappeler les chefs d’accusation : M. Crusoé est poursuivi pour falsification par la fiction, perversion des mœurs et injures raciales. Les faits, bien entendu, remontent à la publication de son ouvrage, ou devrais-je dire brûlot, Robinson Crusoé, publication faite sous l’écran malhonnête du pseudonyme, en l’occurrence Daniel Defoe. Mais je ne m’attarde pas plus sur les prémices de l’affaire, qui sont connues de tous ici. Je veux plutôt attirer votre attention sur un aspect de l’affaire que nous n’avons pour l’instant pas évoqué, ou alors il n’a été qu’effleuré : je veux évidemment parler de tout ce que l’accusé nous dit par rapport aux autres êtres qui peuplent l’île supposément déserte sur laquelle il est arrivé, et plus précisément les êtres humains. J’ai ici à mes côtés M. Bartolomé de las Islas, éminent spécialiste en tout ce qui est humain et non-humain, qui se fera un plaisir de répondre aux questions que je jugerai bon de lui poser, n’est-ce pas ?

M. Bartolomé de las Islas : Très-certement, votre excellence.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Merci monsieur. Mais je vous prie d’arrêter de m’appeler « votre excellence », nous sommes dans ce pays constitués en République.

M. Bartolomé de las Islas : Veuillez m’excuser, ce sont mes réflexes monarchiques espagnols qui refont surface.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance: C’est oublié. Alors, M. Bartolomé de las Islas, pouvez-vous éclairer l’assistance ainsi que moi-même sur la question suivante ? Après l’examen attentif du texte de M. Crusoé, il nous a semblé que la prévenu faisait preuve de néocolonialisme : qu’en est-il réellement ?

M. Bartolomé de las Islas : Il est certain que vous avez raison d’employer ce terme. M. Crusoé, peut-être parce qu’il est Britannique, se croit réservé le droit d’arriver sur une terre qu’il juge vierge et qu’il s’approprie ensuite comme si elle était la sienne. N’avez-vous jamais fait la rencontre d’un livre d’histoire, M. Crusoé ? Ne vous est-il jamais venu à l’esprit que votre nation avait déjà fait assez en ce qui est asservissement de l’être humain et impérialisme de tout type, pour répéter à nouveau l’expérience ? Et je ne vous dis pas cela gratuitement, je suis moi-même espagnol, nous étions les premiers sur l’affaire. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

M. Robinson Crusoé : That I….

M. Bartolomé des las Islas : Cette attitude ne vous mènera pas loin, M. Crusoé, car apprenez qu’en France, la loi n’est jamais la même, qu’elle protège ou qu’elle punisse, mais qu’elle dépend de l’humeur des jurés et du prix du pain. Mais je poursuis. Si l’on en croit votre texte, vous avez fait montre, dès votre arrivée sur l’île, d’un mépris constant de la faune qui s’y trouve (je tairai ce qui est relatif à la flore), c’est-à-dire que vous avez preuve de spécisme. Quelle vous semble être la différence entre une chèvre et entre une tortue qui vous permette de tuer l’une et d’asservir l’autre ? Pensez-vous que nous puissions vivre en harmonie avec les non-humains si les seuls rapports que nous pouvons imaginer avec eux sont ceux que je viens de décrire ? Si réellement ce que vous dites dans votre texte est vrai, mais j’en doute, une chance incroyable s’offrait à vous : vous pouviez arriver dans une terre où les non-humains ne connaissaient pas l’homme, où il était possible de nouer des relations avec eux qui soient apaisées et non toujours sous le signe de la violence, de la domination et de l’utilitarisme. Évidemment, tout ceci n’est que supputation, car non seulement votre île était habitée par des non-humains, elle était aussi habitée par des humains ; mais nous y viendrons tantôt.

Pour l’instant, j’aimerais que l’assistance ainsi que Mme la Juge et M. le Procureur prennent la mesure de la gravité des crimes dont M. Crusoé s’est rendu coupable face à la faune de « son » île : asservissement des espèces jugées utiles, exploitation de leur force de travail pour le seul plaisir de son estomac, meurtre répété des espèces jugées inutiles, somme toute un mépris généralisé de la vie non-humaine.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance: Enfin, M. de las Islas, je crois que vous allez trop loin, je ne vois pas pourquoi manger une tortue de temps en temps serait pécher, à moins, bien sûr, notez-le, greffier, qu’il s’agisse là d’un jeu de mots fort habile avec le terme, pêcher. Mais reprenez.

M. Bartolomé de las Islas : Je poursuis, imperturbable dans ma démonstration, qui est du côté du Vrai et du Juste. Parlons maintenant, si vous le voulez bien, de la relation de M. Crusoé envers les autres êtres humains qui peuplent ou transitent par l’île en question. Tout d’abord, l’accusé manifeste une peur étrange des humains qu’il a vu plusieurs fois sur la plage, célébrant des rites ; il en va de même pour la faune, il en a souvent peur. Mais pourquoi une telle peur alors qu’il arrive sur un île déjà connue des humains ? Pourquoi manifester une peur de l’inconnu alors que l’homme s’est rendu « comme maître et possesseur de la nature », pour paraphraser René ? Quel culot, alors qu’il n’y a plus rien que nous n’ayons dévoyé par notre contact, de se permettre encore le luxe de la peur face à une nature qui n’en est plus une !

Et puis cette peur des autres humains me paraît suspecte ; ne dit-on pas que c’est de cette peur que surgit le racisme ? L’attitude de M. Crusoé face aux rites des humains qui étaient sur l’île au moment où supposément il les vit paraît choquante aussi, car l’accusé paraît n’être pas sensibilisé au relativisme culturel. Dois-je rappeler qu’il suspecte ces humains de cannibalisme, et qu’il trouve cela barbare ? Rappelons que son pays pratiquait la peine de mort jusqu’en 1998, et que jusqu’en 1967 (pour l’Angleterre), il était encore possible d’être castré chimiquement pour être homosexuel ? Chose étrange que de ne voir les défauts et la barbarie que chez l’autre, alors que les meilleurs exemples se trouvent chez nous.

M. Robinson Crusoé : But… But….

M. Bartolomé de las Islas : Plus grave encore, M. Crusoé, votre relation avec le dénommé « Vendredi ». Ce pauvre homme, que vous prétendez avoir sauvé d’autres personnes qui voulaient le manger, est l’exemple criant de votre propre barbarie et de votre mépris de l’Autre. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous choisîtes de lui donner un nom sans même vous enquérir de celui qu’il avait avant ? Et s’il en avait pas, pourquoi lui imposer une coutume étrangère qui est le prénom comme nous le connaissons, nous Occidentaux ? C’est là une preuve flagrante de néocolonialisme. Je suppose que vous ne vous êtes pas non plus posé de la question de la langue qu’il fallait adopter pour communiquer avec lui ; au contraire, vous lui avez imposé l’anglais sans même chercher à comprendre sa langue. Pourquoi serait-ce au « Sauvage » d’adopter la langue de l’homme « civilisé » ? Car je suis sûr que vous vous considérez comme tel, malgré toutes vos preuves d’incivilité, si je puis me permettre le jeu de mots. Mais je n’en dis pas plus, car je crois que j’ai déjà porté à la connaissance de l’assistance ici présente toutes les preuves nécessaires pour soutenir les chefs d’accusation contre M. Crusoé, à savoir qu’il est néocolonialiste, spéciste et méprisant de toute forme de vie qu’il rencontra sur « son » île, d’après son texte.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Merci beaucoup, M. de las Islas ; je crois que les lumières de votre esprit on apporté assez d’éléments aux autres personnes qui se trouvent ici, qui pourront donc formuler un choix éclairé sur le sort de l’accusé. Vous pouvez disposer, monsieur.

M. Bartolomé de las Islas : Gracias, señor.

Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance : Très bien, Madame la Juge, j’ai terminé ma plaidoirie, et appelé à la barre tous ceux qui, à mon sens, pouvait éclairer un peu cette affaire.

Madame la Juge : Je vous remercie. Je vais maintenant conclure, sur ce qui est, à mon sens, une des affaires les plus ridicules qu’il m’ait été donné de voir de ma carrière. Non seulement Monsieur Crusoé, ici présent, est-il un personnage de fiction, ce qui est un crime en soi, car ce faisant, il échappe à toute juridiction, ce qui n’est pas pour me plaire, mais en plus possède-t-il l’indécence de proposer un récit dont les codes, les finalités et les références ne sont rien de moins que celles de la modernité, modernité avec laquelle, comme nous le rappelle sans finesse aucune Michel Houellebecque à chaque rentrée littéraire, nous avons du mal à nous séparer, bien que cette séparation soit cependant nécessaire, car elle nous a précisément mené à la situation intenable dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, de la même manière que, comme l’a montré au travers de ses invités Monsieur le Procureur de la République Française Chargé de l’Action Publique dans le Ressort d’un Tribunal de Grande Instance, monsieur Crusoé à sans doute aucun conduit au bord de l’épuisement écosystémique son île, si tant est qu’il y en ai jamais eu une.

Robinson Crusoé : But… But…

Madame la Juge : Silence ! Je condamne donc monsieur Crusoé à être dégradé de son rang de héros à celui d’antihéros, de modèle à celui de colonisateur, de figure méliorative à figure d’exploiteur. Monsieur Crusoé, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Robinson Crusoé : But I don’t speak french !